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Votre entreprise est-elle libérée ?

Imaginez une entreprise où ceux qui veulent faire quelque chose le font. Imaginez aussi que ceux qui ne veulent pas faire quelque chose ne le font pas. Imaginez une société où vous décidez de quand vous arrivez, du nombre de pauses que vous prenez, de votre heure de départ, de votre charge de travail, de votre salaire ou encore, du nombre de jours de congé que vous prenez cette année. Imaginez, enfin, que cette entreprise non seulement fonctionne bien, mais voit son chiffre d‘affaires augmenter d’année en année.

Cette manière de voir et de faire l‘entreprise fait doucement son chemin. Certains patrons commencent d’ailleurs à installer cette notion de « libération » ou d’entreprise « libérée » en Belgique. Mais n’est-ce pas trop beau pour être vrai ? Et quelles sont les contraintes de ce type de démarche ? On va essayer d’en apprendre un peu plus avec cette newsletter.

Bonne découverte !

Article thématique

  • « 20% d’adeptes, 20% de saboteurs et 60% de suiveurs »

    Choisir son salaire et le nombre de jours de congé, c'est la promesse que fait l'entreprise libérée à ses collaborateurs. Depuis 10 ans, ce concept fait couler beaucoup d'encre. Il y a les « pour » qui y voient l'aboutissement d'une confiance réciproque. Et il y a les "contre", ceux qui se méfient d'une philosophie trop idéaliste et réductrice du rôle du management. On en parle beaucoup. Mais, au fait, on parle de quoi, exactement ? Comment la définir ? Comment la mettre en place ? Quels en sont les enjeux ? Par où commencer ? Saviez-vous que la Belgique était un pays pionnier ?

    « Je n’attends pas de mes collaborateurs qu’ils m’expliquent qu’ils prennent une après-midi de congé pour réceptionner une machine à laver qui sera livrée. Je pars du principe qu’ils sont adultes, qu’ils peuvent prendre le temps qu’il faut pour cette contrainte personnelle et que le travail et les objectifs seront tout de même atteints ». Cette réflexion de Laurence Baetan, CEO de Blue2purple (une société belge spécialisée dans le référencement digital) résume parfaitement ce qui motive les employeurs à essayer de mettre en place ce que l’on nomme « une entreprise libérée ».

    La notion d'entreprise libérée ou « en forme de liberté » (Freedom-Form) a été exprimée pour la première fois par Isaac Getz dans un article académique en 2009[1]. Pour construire sa théorie, il s’est inspiré du travail du psychologue et professeur américain Douglas McGregor dans les années 60. L’entreprise libérée y est vue comme une forme d'organisation qui laisse aux employés une liberté et une responsabilité complètes pour prendre les mesures qu'ils jugent les meilleures.

    Il précise que, « comme les architectes qui définissent des structures construites par l'homme (par exemple un pont) basées sur des fonctions (permettant le passage) plutôt que sur des caractéristiques structurelles, l'entreprise en forme de liberté se définit de la même manière par sa fonction (permettre la liberté et la responsabilité d’initiative) plutôt que par un modèle ».

    [1] «Liberating Leadership: How the initiative-freeing radical organization has been successfully applied», dans California Management Review

     

    Les entreprises libérées, c’est quoi ? 

    Les théories X et Y de Douglas McGregor qui sont à la base de cette nouvelle manière de « faire » sont assez explicites. En résumé, McGregor identifie deux types d’entreprise : celles qui appliquent la théorie X et celles qui prônent la théorie Y. La théorie X repose sur l’idée que seules la contrainte et la sanction permettent de faire avancer le projet. A l’inverse, la théorie Y voit le travailleur comme un collaborateur à qui il faut enlever un maximum de contraintes et de menaces pour lui permettre de développer ingéniosité et créativité. Nous avons donc en face de nous deux sociétés, une société du « comment », où l’on donne des directives aux travailleurs pour réaliser des tâches et une société du « pourquoi » qui questionne le travailleur sur ses initiatives et son rôle pour mener à bien le projet.

    C’est partant de ces deux théories que Isaac Getz et Brian M. Carney développent définitivement l’idée d’entreprise libérée en 2009 dans un livre devenu best-seller « Freedom, Inc ». Les auteurs expliquent en quoi la société moderne a érigé la liberté comme l’une de ses valeurs cardinales, censée gouverner notre système politique comme nos vies privées. Mais, ils démontrent que cette liberté louée par les patrons n’est souvent qu’un bla-bla plein de bonnes intentions non suivi d’actes.

    En clair : la liberté s’arrête à la porte des entreprises où, dans le monde du travail, la hiérarchie, le contrôle, la surveillance continue sont la règle. Selon les auteurs, pour faciliter cette liberté (et la responsabilité qui l’accompagne), l’entreprise doit drastiquement réduire les contrôles internes et les règles.

     

    Pas un modèle, mais une philosophie

    « Une des choses essentielles à comprendre quand on parle d’entreprise libérée, c’est que ce n’est pas un modèle, mais une philosophie », explique Alain Heureux, CEO de la Virtuology Academy (une entreprise belge dédiée aux stratégies d'innovation, de transformation, de coaching des cadres et d’audit des modèles d'affaires). « C’est une erreur fondamentale que certaines entreprises font. Elles pensent pouvoir appliquer un modèle type à leur société. Les entreprises libérées n'ont aucun élément structurel (modèle) qui soit valable dans toutes ses implémentations passées, présentes ou futures. C’est une philosophie. Et quand il s’agit d’accompagner des entreprises sur la manière de concevoir autrement le management, c’est d'ailleurs avant tout la mentalité qu’il faut travailler, pas la structure », précise-t-il.

    « Tout ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Souvent, on commence dans son département, dans une usine, dans un projet, car on ne libère pas une entreprise en une journée. Cela prend un temps fou. Dans des petites structures, cela peut aller vite, mais quand on parle de libérer 350.000 personnes, c’est plus compliqué. Dans les faits, changer les mentalités rencontre vite des adeptes. 20 % vous suivent très vite, mais 20 % vous sabotent et entre les deux, il y a les autres qui observent et qui finiront par suivre les uns ou les autres. Ce qu’il faut savoir aussi, c’est qu’une entreprise qui se libère verra 15 % des effectifs partir, car ils ne se reconnaîtront pas dans la nouvelle organisation. »

    Pour mettre en place une entreprise libérée, il s’agit donc d’abord et avant tout de semer la bonne parole de libération plutôt que mettre en application un modèle. Oui, mais comment ?

     

    Par où commencer ?

    En plus du changement de mentalités, certains engagements doivent également être pris… et tenus. La première chose à faire est d’installer beaucoup plus de transparence au cœur de toutes les décisions. C’est la clé de voûte du système. L’autonomie et la responsabilité des collaborateurs ne peuvent s’entrevoir que dans une entreprise où tout le monde partage la stratégie et les objectifs. La seconde est de repenser le fameux modèle « du haut vers le bas » qui implique une hiérarchie verticale : celui qui est au-dessus commande celui qui est en dessous. Ce sont les fameux N+1, N+2…

    Autre engagement, celui de davantage partager la responsabilité par thématique ou par projet. Cela ne signifie pas que celui qui est responsable de la décision ne consulte personne. Dans une entreprise libérée, le partage d’avis est au contraire très recherché. « Ma conception de l’entreprise libérée, c’est évidemment aussi celle du partage. Ce que j’essaye de transmettre, c’est cette capacité à repenser totalement notre manière de faire et d’être. Il faut pouvoir discuter de tout ce qui tourne autour des tabous et qui met mal à l’aise comme le nombre de congés, les impératifs familiaux et les salaires. Etre une entreprise libérée, c’est comprendre que chacun peut jouer un rôle où il rencontrera ses besoins et ses attentes. Aujourd’hui, dans notre société, nous réfléchissons à ce concept de congés illimités que nous aimerions pouvoir appliquer dès 2022. J’aimerais très rapidement pouvoir aussi discuter des salaires avec une question essentielle : combien penses-tu qu’il faille te payer et pourquoi ? Il faut en effet faire sauter ce genre de discussions tabou », conclut Laurence.

     

    La panacée ?

    Dans le monde du travail de 2021, un monde post-covid qui a vu énormément de nos habitudes de travail voler en éclats et où de nombreux collaborateurs ont dû se réinventer, notamment en termes de responsabilité, l’entreprise libérée semble être idéale. Mais est-elle vraiment la panacée ? Les avis divergent.

     

    Un exemple de réussite

    On notera tout d’abord qu’une des régions au monde où le mouvement de « libération des entreprises » est le plus fort, c’est en France et en Belgique. Chez nous, à l’instar de blue2purple, certaines entreprises ont pris le chemin de la « liberté ». Et même certains services publics puisque la première administration « libérée » au monde est le SPF sécurité sociale belge. En 2002, quand Frank Van Massenhove en prend les rênes, il est exaspéré par la mentalité qui y règne et par le fait que personne ne veuille venir y travailler. Il décide alors de totalement changer le rapport au travail en promettant d’arrêter d’avoir une administration qui dit à ses employés quand ils doivent travailler et comment[2]. Très vite, les fonctionnaires ont décidé de travailler davantage de chez eux. C’est ainsi que 70 % seront désormais jusqu’à trois jours en télétravail. Une véritable révolution pour un service public. Dans le même temps, ce ministère devient également le plus sollicité par les fonctionnaires. En 2005, aucun fonctionnaire n'avait demandé à travailler à la Sécurité sociale. En 2010, c'était le plus demandé. À un moment donné, le ministère a reçu plus de 1 000 demandes pour 14 offres d’emploi. En installant le respect, la confiance, la réalisation de soi et l’auto-direction, tout a été modifié.

    On notera par ailleurs que les entreprises libérées voient certains coûts diminuer, même si l’objectif premier n’est pas celui-là. Dans le cas du ministère, les coûts de loyer ont diminué de 7 millions, les factures d’énergie de 30 %, tout comme les fournitures de bureau. Au final, cette philosophie a réduit les dépenses globales de 8 %.

    [2] Explication de la mise en place par Frank Van Massenhove lui-même dans cette vidéo Youtube, en anglais 

     
    Pas que des adeptes 

    Comme pour toute nouvelle approche, celle qui consiste à installer une entreprise libérée ne fait pas que des adeptes. Certaines entreprises, telles qu'Avis, Harley Davidson et Radica Games, qui avaient été dans cette direction, ont fait marche arrière et sont revenues à des formes d’organisation plus traditionnelles de commandement et de contrôle.

    Voici quelques critiques qui valent la peine d’être écoutées.

    Tout d’abord, les entreprises libérées sont basées sur une vision trop optimiste du travail qui voudrait que tout le monde, tout le temps, et en toute circonstance, soit bienveillant pour l’entreprise. Deuxième critique, certains RH et CEO craignent la disparition d’une ligne de management (les managers de proximité) puisque les collaborateurs prendraient leurs décisions eux-mêmes. Ce qui met d’ailleurs en lumière une vision étriquée du management qui ne serait que prescription et contrôle, sans faire la part belle à la place et au rôle de l’encadrement intermédiaire dans le processus d’acquisition des compétences. Enfin, certains disent que les entreprises libérées sont aussi des entreprises d’auto-exploitation. L'entreprise libérée devient en effet parfois un environnement de travail à haute pression dans lequel les employés travaillent plus, pas moins. Il est vrai que, basé sur une motivation intrinsèque, l'environnement de travail libéré peut se caractériser par un fort engagement des travailleurs. Raison pour laquelle certains dirigeants d'entreprises libérées imposent une limite d'heures de travail maximales par semaine, mais pas tous.

    Dans un contexte où reconnaissance et autonomie sont de plus en plus demandées par les collaborateurs, dans un contexte post-covid, l’entreprise libérée peut certainement amener de très belles choses aux RH. Mais comme toute approche, elle est aussi perfectible.

     

Inspirations

  • Entreprise libérée, mais pas démocratique

    Que ce soit clair : une entreprise libérée n’est pas une entreprise démocratique. Elle n’a pas vocation à être démocratique.

    Tout d’abord, elle ne remet pas en cause le capitalisme en ce sens qu’elle observe toujours une séparation entre le capital et le travail. Ensuite, comme nous l’expliquons dans l’article thématique, l’entreprise libérée partage la responsabilité entre plusieurs acteurs, mais ceux-ci restent pleinement responsables de leur projet. Les collaborateurs consultés pour des décisions donnent leur point de vue et les responsables en tiennent compte, mais les décisions ne sont pas prises par vote à la majorité démocratique.

     

  • Quelques livres à lire

    Après 10 ans d’application, l’entreprise libérée n’est plus un tout nouveau concept. On peut analyser ce qui a été fait avec un certain recul. Pour cela, et si le sujet vous intéresse, plusieurs ouvrages peuvent être consultés.

    En français :

    • Entreprise libérée, Isaac Getz, Fayard
    • La liberté, ça marche, Isaac Getz, Flammarion
    • Liberté and Cie, Isaac Getz et Brian Carney, Champs essai
    • L’art de devenir une équipe de Claude Aubry, Dunod

    En anglais :

    • Freedom, Inc. by Brian M. Carney and Isaac Getz
    • Freedom works! Isaac Getz
    • LIBERATED COMPANIES, How To Create Vibrant Organizations In The Digital AgeFranck Thune
    • Put happiness to work, Eric Karpinski
    • Reinventing organizations, Frédéric Laloux
    • Frédéric Laloux : 50 vidéos gratuites sur le sujet : https://thinkers50.com/biographies/frederic-laloux/

    En néerlandais :

    • Freedom, Inc.: bevrijd je werknemers en laat hen je bedrijf leiden naar een hogere productiviteit, winst en groei
    • Corporate rebels, Make work more fun, Joost Minaar

Le saviez-vous ?